Le 26 juillet 1955, dans une Haïti tiraillée entre rêves modernistes et profondes inégalités sociales, un homme allait faire basculer le cours de notre histoire musicale. Nemours Jean-Baptiste, saxophoniste au talent rare, porté par une vision artistique audacieuse et un amour sincère pour le peuple haïtien, donna naissance à un rythme qui allait marquer plusieurs générations : le Compas direct.
Ce nouveau genre musical n’était pas qu’un simple arrangement d’instruments, de cuivres et de tambours. Il était un cri du cœur, une révolte douce, une révolution rythmique destinée à offrir au peuple ce que seuls les riches avaient jusque-là : le droit de danser avec élégance, fierté et dignité. À l’époque, la scène musicale était dominée par des styles « savants », réservés à une élite cultivée et économiquement privilégiée. Les classes populaires, elles, restaient à la marge, trop souvent reléguées au silence ou à des expressions musicales jugées folkloriques.
Mais Nemours, lui, avait un autre rêve. Il voulait un rythme proprement haïtien, accessible mais raffiné, populaire mais structuré. Il voulait donner une musique dansable à tout un peuple, de la bourgeoisie aux quartiers populaires. Et il y parvint. Le Compas est devenu, dès ses premières heures, une voix collective, un souffle identitaire, une empreinte culturelle forte au cœur d’un pays en quête d’unité.
70 ans plus tard : quelle est l’héritage ?
Aujourd’hui, alors que nous commémorons les 70 ans de ce genre musical, une série de questions profondes se posent à notre conscience collective :
Le Compas a-t-il révolutionné ou seulement évolué ?
Où en sommes-nous, réellement, avec ce rythme après sept décennies ?
Pourquoi, malgré son immense richesse musicale, n’est-il pas encore universellement reconnu ?
Que devons-nous bâtir pour que, dans 70 ans, le Compas soit joué, enseigné et respecté comme le jazz, le reggae ou la salsa ?
Ce sont là des interrogations légitimes, posées dans les salons feutrés des musiciens, dans les studios d’enregistrement, dans les cercles d’intellectuels et dans les cœurs de millions d’Haïtiens de la diaspora. Car, au-delà de la fête, de la danse et du plaisir que procure le Compas, il y a urgence d’organisation, de transmission, de documentation.
Le Compas : miroir social, levier culturel
Musicalement, le Compas a su traverser les générations, s’adapter, se métisser. Des pionniers comme Webert Sicot, Raymond Sicot, Ansy Dérose, à des innovateurs comme Ti Manno, Shleu-Shleu qui devient un peu plus tard Skah- Shah#1, Difficile de Pétion-Ville et Gypsie qui sont devenus plus DP Express, et Scorpio Universel jusqu’à des géants comme Tabou Combo, Zèklè, Magnum Band, Carrbean Sextet, et la génération contemporaine comme Carimi, T-Vice, Zenglen, Djakout et Nu Look, chacun a su apporter sa touche, élargir les horizons, sans jamais trahir l’essence du rythme.
Mais il faut le dire sans détour : le Compas reste souvent prisonnier de ses frontières linguistiques, économiques et structurelles. Il souffre du manque de politiques culturelles fortes, de plateformes éducatives internationales, de standards bien définis. Pourtant, il contient en lui les éléments universels d’un genre planétaire : groove irrésistible, harmonie dansante, lyrique inspirant, richesse mélodique, percussion vibrante.
Vers un Compas codifié, enseigné, universel ?
Ce 70e anniversaire est l’occasion rêvée d’un nouveau départ. Il nous appartient de construire une base théorique et académique solide, de standardiser son écriture musicale, de créer des écoles de formation spécialisées, d’ouvrir le Kompa aux festivals mondiaux, de traduire ses codes pour les rendre intelligibles aux musiciens étrangers.
Comme le jazz a été théorisé, comme la bossa nova a été structurée, le Kompa doit lui aussi entrer dans l’histoire des grands genres musicaux enseignés à Berkeley,Yale, Royal collège of music ou à la Sorbone. Car il le mérite. Il le peut. Il le doit.
Un avenir à bâtir ensemble
Le Compas, c’est notre mémoire vivante. C’est la voix du peuple, le rythme du quotidien, la bande sonore de nos espoirs. Pour que les 70 prochaines années soient celles de la grandeur, il faudra une union sacrée : musiciens, chercheurs, producteurs, autorités culturelles, diaspora et public. Ensemble, portons le Compas vers une nouvelle ère, où il ne sera plus simplement musique haïtienne, mais musique du monde, à part entière.
Car au fond, le rêve de Nemours n’a pas vieilli. Il continue de résonner dans chaque note, chaque basse, chaque danse. Et il nous murmure encore : « Que le peuple danse. Mais qu’il avance aussi.»
Robert Févry